VERHAEGEN (Benoît)

Verhaegen, Benoît (Merelbeke, 8 janvier 1929 –  Montréal-les-Sources, France, 14 octobre 2009), enseignant et chercheur

C’est au Congo-Kinshasa que se déroule la carrière de Benoît Verhaegen, et c’est à ce pays qu’il consacre l’essentiel de son travail de recherche et d’écriture dans le champ de ce qu’il a appelé l’« histoire immédiate ».

Il est docteur en droit de l’Université de Gand, et docteur en économie de l’Université catholique de Louvain. C’est l’histoire cependant qui bientôt l’attire comme le montre l’objet de sa thèse, intitulée Contribution à l’histoire économique des Flandres.

Fils cadet de Jean Verhaegen et de Simone Piers de Raveschoot, il appartient à une famille anoblie de la grande bourgeoisie qui comprend des personnalités marquantes. Son grand-père Arthur Verhaegen fut un député du Parti catholique et joua un rôle notable dans le développement de la démocratie chrétienne ; Arthur était le petit-fils de Pierre-Théodore Verhaegen, fondateur de l’Université libre de Bruxelles.

   En août 1950, Benoît Verhaegen s’engage dans le corps des volontaires pour la guerre de Corée. Chef de peloton dans la compagnie flamande du bataillon  belge, il est blessé deux fois, la seconde grièvement. Pour expliquer un engagement qui étonne au regard de son adhésion ultérieure à un projet révolutionnaire se réclamant du marxisme, il parlera d’une « culture de guerre » familiale en évoquant le lourd tribut payé par sa famille lors des deux guerres mondiales. Trop jeune, il n’a pu participer à la seconde où son frère aîné et plusieurs de ses proches parents sont tués, et où son père meurt en déportation comme le grand-père Arthur était mort en 1917 des suites de son emprisonnement par l’occupant.  

En 1959, nommé chargé d’enseignement à l’Université Lovanium, il s’installe au Congo. Il y aura deux grandes étapes dans sa carrière universitaire : celle de Léopoldville/Kinshasa, celle de Kisangani.

Jusqu’au début des années soixante-dix, il est professeur à Lovanium où il enseigne les sciences politiques. Il est en même temps directeur du secteur africain que le Centre de Recherches et d’Information socio-politiques de Bruxelles (CRISP) a constitué peu après sa création en 1958. Animé par le trio très soudé de jeunes chercheurs passionnés que forment Verhaegen, Jules Gérard-Libois et Jean Van Lierde, le secteur africain du CRISP a joué un grand rôle dans la recherche et les publications sur l’histoire socio-politique de la première décennie de l’indépendance, ainsi que dans la collecte et la sauvegarde de la documentation se rapportant à cette histoire. 

Avec la nationalisation des universités en 1971 et leur regroupement au sein de l’Université nationale du Zaïre (UNAZA), Verhaegen rejoint le campus de Kisangani, en même temps qu’il est professeur-visiteur à Lubumbashi. Rattaché à la Faculté de Pédagogie et des Sciences de l’Éducation, il fonde à Kisangani le Centre de Recherches interdisciplinaires pour le Développement de l’Éducation (CRIDE). Au début des années quatre-vingt, il crée une Faculté des Sciences sociales, administratives et politiques dont il est nommé doyen. Il reste à l’université de Kisangani jusqu’à son éméritat en 1988 ; il s’installe alors dans sa maison de Montréal-les-Sources en Drôme, où il poursuit des activités d’écriture et de publication, mais se consacre aussi à une autre passion, celle des arbres, en entreprenant de reboiser sa vaste, rude et montagneuse propriété.

Verhaegen n’est pas seulement un enseignant et un chercheur, il est aussi un « bâtisseur ». À Kisangani, à Kinshasa, à Bruxelles, il fonde, avec l’équipe du CRISP ou de sa propre initiative, plusieurs centres de recherche, publication et documentation. En dépit de disparitions et transformations, il laisse à cet égard un important héritage.

Lors de la dissolution en 1971 de son secteur africain,  le CRISP crée à Bruxelles le Centre d’Études et de Documentation africaines (CEDAF). Benoît Verhaegen en est le directeur. Le CEDAF n’existe plus aujourd’hui, mais, à l’issue de complexes et mouvementées évolutions dont je fus un acteur, il a donné naissance à une section d’histoire du temps présent au Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren. On y retrouve la documentation et les publications du secteur africain du CRISP et de son successeur, le CEDAF, en même temps qu’une grande partie des archives de Verhaegen. La section poursuit le travail d’écriture de l’histoire du Congo indépendant et de collecte de documentation. Elle publie les Cahiers africains qui ont pris la relève des Cahiers du CEDAF que dirigeait Verhaegen.

D’autre part, avec le souci d’assurer au Congo même la relève de la démarche de celui dont il fut un proche collaborateur, Jean Omasombo a recréé en 1999 à l’Université de Kinshasa le Centre d’Études politiques que Verhaegen avait fondé à Lovanium en 1962 et qu’il avait dirigé jusqu’en 1966.

Venons-en à l’engagement idéologique et politique de Verhaegen.

Dès son arrivée au Congo, il se distingue comme un « progressiste », adhérant résolument à la cause de l’émancipation congolaise. À Lovanium, il a un rapport très critique à une institution qu’il juge coloniale, cléricale, et gangrenée par le racisme. Il y suscite par ses prises de position de l’hostilité ou de la défiance au sein de la hiérarchie et chez nombre de ses collègues, en particulier quand il manifeste sa sympathie pour la grève étudiante de 1964.

Progressivement mais assez rapidement, Verhaegen s’est radicalisé. Sur le plan intellectuel, il adhère au marxisme comme philosophie de l’histoire et méthode dialectique, dans une ligne d’interprétation « humaniste » qu’il rattache aux œuvres de Lukàcs, de Goldman, et du Sartre de la Critique de la raison dialectique. Sur le plan politique, il se réclame d’un projet révolutionnaire s’inspirant du « modèle » chinois. 

Catholique pratiquant, il plaide pour l’avènement d’une « théologie africaine de la libération », et il lui arrive d’évoquer la figure de son ancêtre Théodore, le fondateur, catholique et cependant libre penseur, de l’université de Bruxelles.

Mais les réalités congolaises le détournent d’un engagement politique concret.

Il est marqué par les développements dramatiques de la « crise congolaise » qu’il vit intensément quand, en juillet 1960, il entreprend (courageusement) des expéditions au Bas-Congo pour secourir des victimes des mutins de la Force publique et pour rechercher le corps de son ami André Ryckmans, assassiné. Et puis il sera déçu par la politique congolaise, ne voyant ni parti, ni homme qui incarnerait la cause nationaliste d’une manière qu’il puisse soutenir. 

Dans plusieurs articles et dans des écrits privés, il critique sévèrement Patrice Lumumba pour les responsabilités qu’il lui attribue dans la dérive du pays, mais dans d’autres textes il célèbre dans le Premier ministre assassiné le héros et martyr d’une Afrique nouvelle. Plutôt qu’une contradiction, il y a là un changement de registre : le passage d’une analyse « réaliste » de l’action de Lumumba à une évocation du symbole qu’il représente. Ce changement de registre se retrouve dans sa démarche scientifique où s’observe un certain hiatus entre la théorie dont il se réclame et sa pratique de recherche.

Sous le nom d’« histoire immédiate », il conçoit de manière profondément originale  l’histoire de l’ultra-contemporain. Il y voit une discipline particulière « au confluent de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire » qui combine le recours à un cadre théorique inspiré du marxisme à une « approche inductive extrêmement minutieuse, appuyée sur une documentation importante ». Il appelle à privilégier une démarche d’enquête orale reposant sur une relation d’« échange dialectique » entre le chercheur, « détenteur de la connaissance théorique », et l’« acteur historique », « détenteur de la connaissance pratique »[1].

Verhaegen, dont nombre de publications ne relèvent pas du champ de l’histoire[2], a principalement appliqué la démarche de l’histoire immédiate aux rébellions de 1963-1964, à la biographie de Lumumba, à l’histoire du parti ABAKO. 

Son œuvre majeure est sans doute les deux tomes de ses Rébellions au Congo. Ces ouvrages sont sans concurrent pour la connaissance de ces événements cruciaux des années 1960, et ils restent une référence capitale pour ceux qui, au Congo et ailleurs en Afrique, travaillent sur la question des insurrections populaires.  

L’auteur mobilise une immense documentation constituée en grande partie par des écrits émanant du camp rebelle. Sa démarche d’analyse est rigoureuse, mais elle apparaît assez éloignée de celle dont il se revendique dans sa théorie de l’histoire immédiate. Elle est empirique et inductive, faisant peu de place à la conceptualisation ; elle repose essentiellement sur une documentation écrite ; elle ne fait guère intervenir les acteurs de l’histoire en tant que partenaires dans le travail de production des connaissances. 

La démarche de l’histoire immédiate telle que la définissait Verhaegen a séduit nombre d’étudiants et de chercheurs par ses ambitions et sa cohérence intellectuelle, et elle continue à susciter au Congo débats et réflexions, mais, du fait des problèmes qu’elle soulève et que son « inventeur » même a rencontrés, elle n’a pas véritablement fait école. C’est par son travail effectif de recherche et d’écriture que Verhaegen occupe une place fondamentale dans l’historiographie et les sciences sociales congolaises, ainsi que dans le champ de l’africanisme international. 

 

Gauthier de Villers
24 februari 2012
Musée royal de l’Afrique centrale 

  

Sources et références bibliographiques 

Documents d’archives

Dépôts d’archives de Verhaegen à la section d’histoire du temps présent du Musée royal de l’Afrique centrale, en grande partie déjà classifiées sous la cote générale VII BV/RDC.  

Publications de Verhaegen

Introduction à l’histoire immédiate. Essai de méthodologie qualitative, Gembloux, Duculot, 1974.

Rébellions au Congo, Les études du CRISP, tome I, Bruxelles/Léopoldville, CRISP, IRES, INEP, 1966 ; tome II, Bruxelles/Kinshasa, CRISP, IRES, INEP, 1969.

Sources et méthode de l’histoire immédiate, Cahiers d’actualité sociale, n°2, Kisangani, IRSA, juillet 1984.

L’enseignement universitaire au Zaïre. De Lovanium à l’UNAZA. 1958-1978, Paris-L’Harmattan, Bruxelles-CEDAF, Kisangani-CRIDE, 1978. 

Femmes zaïroises de Kisangani. Combats pour la survie, présentation par J.-L. Vellut, Enquêtes et documents d’histoire africaine, 8, Louvain-la-Neuve, Centre d’Histoire de l’Afrique, 1990.  

avec GUNST (P.) et PHILIPS (A.), Une saison en Corée. Du «  Kamina »  à l’Imjin, Bruxelles, Racine, 1999.

avec OMASOMBO TSHONDA (J.), Patrice Lumumba. Jeunesse et apprentissage politique (1925-1956), Cahiers Africains, n° 33-34, Tervuren-Institut Africain/CEDAF, Paris-L’Harmattan, 1998.

avec OMASOMBO TSHONDA (J.), Patrice Lumumba. Acteur politique. De la prison aux portes du pouvoir. Juillet 1956-février 1960, Cahiers Africains, n° 68-69-70, Tervuren-Musée royal de l’Afrique centrale, Paris-L’Harmattan, 2005. 

Autres références

DE VILLERS (G.), Benoît Verhaegen, in Bull. Séanc. Acad. R. Sci. Outre-Mer, 57, 2011, n°1, pp. 75-89.

OMASOMBO TSHONDA (J.), sous la direction de, Le Zaïre à l’épreuve de l’histoire immédiate, Paris, Karthala, 1993. (L’ouvrage contient une bibliographie exhaustive des écrits de Verhaegen arrêtée à la date de publication).

SHOMBA KINYAMBA, sous la direction de, Benoît Verhaegen et l’essor des sciences sociales au Congo-Kinshasa, Kinshasa, Éditions MES, 2004.   

 


[1]  J’ai surtout utilisé pour ce paragraphe : VERHAEGEN (B), Sources et méthode de l’histoire immédiate, Cahiers d’actualité sociale, n°2, Kisangani, IRSA, juillet 1984.

[2] Il en va ainsi de ses écrits sur l’enseignement universitaire au Zaïre, sur l’économie politique des « éléphants blancs » du mobutisme, sur la condition des femmes à Kisangani...

 

 

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Tomaison: 

Biographical Dictionary of Overseas Belgians