de HEUSCH (Luc)

de HEUSCH, Luc[1] (Bruxelles, 7 mai 1927 – Bruxelles, 7 août 2012), anthropologue et cinéaste

Fils de Fernand de Heusch et de Léonie Léopoldine Becq. Marié successivement à Marie Storck (1952), à Monique Perceval (1967), à Lilas Desquiron (1972) et à Linda O’Brien (1980), dont il eut trois enfants : Pierrot (1er mariage), Manuel (3e mariage) et Sarah (4e mariage).

Luc de Heusch compte parmi les fondateurs de l’anthropologie sociale en Belgique. Il analyse, selon une démarche comparative, les transformations structurales à l’œuvre dans les systèmes symboliques et sociaux des sociétés de l’Afrique subsaharienne, adoptant une attitude de dialogue avec les spécialistes d’autres régions du monde et d’autres disciplines. Il est aussi un des pionniers de l’anthropologie visuelle[2].

Né dans un milieu bourgeois, il rompt avec sa famille après la guerre et fréquente très tôt les milieux artistiques, se liant notamment avec l’écrivain surréaliste Pierre Mabille, ou avec les artistes Christian Dotremont et Pierre Alechinsky qu’il côtoie au sein du mouvement Cobra. Nous n’évoquerons pas ici les liens étroits qu’il entretient sa vie durant avec ces milieux et nous ne reviendrons que brièvement sur sa carrière de cinéaste.

Sa vocation d’anthropologue commence en 1949 : il obtient sa licence en sciences coloniales à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et une bourse pour mener un voyage d’enquêtes au Congo et au Rwanda. Il en ramène la matière d’un article sur l’art des Boyo du Maniema (Zangrie 1947-1950). Georges Smets, son mentor à l’ULB, le recommande auprès de Frans Olbrechts, directeur du Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC), qui recrutait de jeunes chercheurs pour former les contingents de l’Institut pour la Recherche en Afrique centrale (IRSAC). Luc de Heusch part un an à Paris (1951-1952) pour se former à l’Institut d’Ethnologie, où enseigne Marcel Griaule. Les recherches consacrées par ce dernier à la mythologie dogon marquent profondément Luc de Heusch, et lui inspirent un intérêt profond pour l’étude des systèmes symboliques – un intérêt suscité aussi par ses accointances avec les surréalistes.

Sous mandat de l’IRSAC, Luc de Heusch arrive en décembre 1952 au Congo. Il mène ses enquêtes de terrain deux années durant parmi les Tetela-Hamba du Kasaï, en compagnie de son épouse Marie Storck, fille du réalisateur Henri Storck. Les publications liées à ce travail ethnographique portent sur les systèmes de parenté, sur la société secrète des nkumi, sur les formes locales de l’autorité et du potlatch. Il réalise aussi deux films, l’un à propos de l’initiation des nkumi (Fête chez les Hamba, 1955) ; l’autre illustrant les relations sociales au Rwanda, sur un scénario de Jacques Maquet (Rwanda : tableaux d’une féodalité pastorale, 1955). Néanmoins, il fut déçu de son expérience ethnographique car il espérait trouver chez les Tetela-Hamba une mythologie complexe, comparable à celle dépeinte par Griaule à propos des Dogons. Or les Tetela ont développé, pense-t-il, « une religion réduite à sa plus simple expression » (2002 : 159).

De retour à Bruxelles, il défend en 1955 une thèse de doctorat intitulée Quelques aspects de la monarchie et du mythe au Ruanda Urundi et dans la civilisation interlacustre du Centre africain. La même année, il est nommé chargé de cours à l’ULB. Il y reste le principal professeur d’anthropologie jusqu’à son accession à l’éméritat en 1992[3].

La déception de Luc de Heusch pour son terrain ethnographique l’amène à se détourner pour trois décennies des Tetela-Hamba. Il publie en 1958 ses Essais sur le symbolisme de l’inceste royal en Afrique, version remaniée de sa thèse. On y découvre les grandes influences qui inspireront son œuvre par la suite : Frazer, dont il reprend la problématique de la royauté sacrée; Radcliffe-Brown, Malinowski, Evans-Pritchard et Lévi-Strauss pour leurs recherches sur la parenté – ces thèmes continueront à alimenter sa réflexion tout au long de sa carrière ; mais aussi un nombre considérable d’ethnographes sur les monographies desquels repose son travail comparatif. Luc de Heusch, assumant pleinement une posture d’armchair anthropologist à une époque où la discipline ne jurait déjà plus que par l’enquête de terrain, contribue par ce brassage d’auteurs à faire dialoguer l’anthropologie de langue française avec les écoles britanniques et américaines.

La royauté sacrée constitue le thème de prédilection de son œuvre. Il se revendique héritier de James Frazer et de son célèbre Rameau d’or, sans reprendre cependant ses interprétations évolutionnistes. de Heusch réfère le complexe de la royauté sacrée à la théorie générale de l’échange développé par Lévi-Strauss. Les configurations œdipiennes, quasi-incestueuses, qui associent le roi à sa mère ou à sa sœur dans la région des Grands Lacs (et ailleurs) manifestent sur le plan symbolique une transgression par rapport à l’ordre lignager, ce qui projette le roi en dehors du commun. Il devient ainsi un véritable « fétiche vivant » articulant les ordres de la nature et de la culture : une « machine illusoire de production » (2009 : 9). Le régicide est quant à lui un acte proprement rituel, irréductible à une approche en termes de sociologie politique ou de catharsis : il est lié à la nécessité de conserver intactes les forces génésiques de la royauté, parfois à une théorie locale du bouc émissaire. Luc de Heusch s’intéresse aussi aux personnages rituels qui présentent des caractéristiques du roi sacré dans des sociétés pourtant sans Etat. La question du lien historique entre la royauté sacrée et l’apparition de l’Etat est une clé de son œuvre.

Le magnum opus de Luc de Heusch est sa trilogie « Mythes et rites bantous ». Il avait avant cela réuni dans Pourquoi l’épouser ? (1971) une série de textes où il défendait l’approche structuraliste, en problématisant plus spécifiquement le lien avec l’histoire et le changement social. Fort de ce bagage, il se lance dans un projet extrêmement ambitieux : mettre au jour les systèmes symboliques qui, depuis un ancien fonds commun, auraient traversé les siècles pour former, à travers un ensemble de transformations structurales, les récits mythiques, les rites et les représentations des populations de langue bantoue. Le premier tome, Le roi ivre ou l’origine de l’Etat (1972) est consacré aux récits de fondation des royaumes luba, lunda et bemba. La méthode structurale qu’il applique à ces récits montre que leurs héros fondateurs n’ont rien d’historique : les récits sont articulés autour de schèmes cosmologiques, fait d’oppositions entre le chaud et le froid, le prince chasseur étranger et le tyran autochtone, l’arc-en-ciel et la foudre, etc. Dans Rois nés d’un cœur de vache (1982), il poursuit l’exercice en étudiant les récits historiques et les rites du Rwanda et de populations d’Afrique australe, selon une perspective inspirée de Georges Dumézil. Il dresse ensuite une série de comparaisons entre le Rwanda, l’Afrique australe et l’Afrique centrale, en étudiant des figures mythiques, les rites royaux ou la circoncision. L’idée annoncée est de parvenir à retrouver, par la comparaison structurale, les racines symboliques communes de ces systèmes de pensée. Si Rois nés d’un cœur de vache franchissait allègrement les espaces, Le roi de Kongo et les monstres sacrés (2000) déploie la même méthode dans l’espace beaucoup plus restreint de l’aire kongo. Ici encore, le structuralisme est conjugué avec l’histoire, ce que facilitent les nombreux documents disponibles à propos de cette région depuis le 15e siècle. Une passerelle est jetée, au terme de cet ouvrage qui clôture la trilogie, vers Haïti, dont les cultes vodou contiennent des éléments rituels puisés dans l’univers kongo.

A l’exception de ce dernier chapitre consacré à Haïti, où Luc de Heusch a mené des enquêtes en 1970, 1971 et 1973, les Mythes et rites bantous sont rédigés sans que leur auteur fasse référence aux recherches de terrain qu’il a réalisées au Congo et au Rwanda en 1949 et en 1952-1954, ou lors de plus brefs séjours au Rwanda (1963) et au Zaïre (1974, 1975). Il faut attendre son livre Du pouvoir. Anthropologie politique des sociétés d’Afrique centrale (2002) pour qu’il remette sur le métier ses matériaux de terrain des années 1950 et s’interroge sur les relations qui unissent les nkumi, simples bigmen liés à la pratique du potlatch chez les Tetela-Hamba, et les nkumu sacrés du sud-ouest de la cuvette congolaise. C’est l’occasion pour lui de croiser une fois de plus le fer avec l’historien Jan Vansina. Les deux auteurs, pratiquement contemporains, étaient en bons termes durant leur mandat de l’IRSAC au Congo. La recension critique que Jan Vansina consacre à Rois nés d’un cœur de vache, sous le titre « Is elegance proof ? » (1983), est le point de départ d’une longue hostilité théorique portant sur l’analyse des traditions orales. Jan Vansina critique la surinterprétation structuraliste de Luc de Heusch, tandis que celui-ci reproche à Jan Vansina – et plus largement, à une certaine école historique – de sous-estimer la dimension mythique qui imprègne ces récits. Ce débat ne s’est jamais apaisé et explique en partie pourquoi Luc de Heusch cherchera jusqu’à la fin de sa carrière à articuler anthropologie et histoire, en étudiant notamment la transformation des figures du pouvoir (de Heusch 2009).

L’analyse des systèmes de pensée, en Afrique et ailleurs, se poursuit selon d’autres voies que celles tracées par ses études sur la royauté ou sur les mythes et rites bantous. Le sacrifice dans les religions africaines (1986) entend montrer que le sacrifice constitue un langage symbolique en soi, tandis que La transe et ses entours (2006) analyse la possession et les autres formes incorporées de contact avec les esprits ou les dieux, débouchant sur une anthropologie des affects comme l’amour et le charisme. Mentionnons encore sa connaissance approfondie des arts plastiques d’Afrique noire, dont il entend mener l’analyse en lien avec les systèmes mythologiques et rituels : cette compétence l’amène à présider le conseil scientifique du MRAC de 1987 à 1991.

A côté de son œuvre écrite qui permet de le considérer comme le principal représentant de la méthode structurale parmi les anthropologues africanistes, Luc de Heusch est aussi un pionnier du cinéma ethnographique. Sa collaboration avec Henri Storck, le fondateur du cinéma documentaire belge, commence en 1947. En 1952, il rencontre Jean Rouch : c’est le point de départ de la constitution du Comité international du Film ethnographique, dont Jean Rouch est l’initiateur et à laquelle Luc de Heusch est associé durant de nombreuses années. En 1955, de retour du Congo et du Rwanda où il a tourné deux films avec l’assistance de Marie Storck, il présente ceux-ci à la Première Semaine internationale du Film ethnographique au Musée de l’Homme (Paris). En 1962, il rédige pour l’UNESCO un des textes fondateurs de l’anthropologie visuelle : Cinéma et sciences sociales. Au total, il réalise 18 films entre 1951 à 2006.

Son rayonnement international passe d’abord par Paris, où il compte parmi les interlocuteurs privilégiés de Lévi-Strauss (dès 1956), de Germaine Dieterlen, de Jean Rouch et de Michel Leiris. Il est nommé directeur d’études associé à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) entre 1966 et 1968, puis entre 1972 et 1975. Il rejoint en 1968 le Groupe de Recherche 11 (dirigé par Germaine Dieterlen), qui deviendra en 1974 le laboratoire « Systèmes de Pensée en Afrique noire » (CNRS, EPHE), dont Luc de Heusch est le créateur et le codirecteur (avec Michel Cartry) jusqu’en 1978. C’est dans ce cadre qu’il développe ses recherches sur le sacrifice. .

Du côté anglophone, Luc de Heusch entretient un dialogue scientifique nourri avec Mary Douglas depuis leur rencontre au Congo dans les années 1950. C’est à son initiative qu’il est invité, dans le cadre de la British Academy, à donner une série de conférences en 1973, notamment à la London School of Economics et à l’Université de Cambridge. En 1975, il est reçu à l’Université de Manchester comme Simon Visiting Professor. Il réalise aussi un séjour sabbatique au Center for Advanced Studies in Behavioral Sciences, à Palo Alto (1980-1981).

Luc de Heusch aime se décrire comme anarchiste : cette déclaration réfère non à un militantisme, mais bien à une farouche indépendance d’esprit et à une attitude critique vis-à-vis des normes de son époque. En 1962, il pose un geste politique fort en dénonçant l’assassinat de Patrice Lumumba comme la conséquence d’un ordre colonial racialiste qui ne s’est jamais préoccupé de l’émancipation des Congolais (de Heusch 1968, 1971). Il dénonce aussi le rôle qu’ont joué les Belges dans l’exacerbation des clivages ethniques au Rwanda au tournant de l’indépendance. Son film Une république devenue folle (Rwanda 1894-1994) (1996) s’inscrit dans une lignée d’articles où il analyse, au fil des périodes coloniale et postcoloniale, l’origine du génocide de 1994.

A partir des années 1990, il consacre différentes études à la question de l’ethnicité et de l’ethnogenèse, ainsi qu’à celle des nationalismes et de leur instrumentalisation politique. Il s’inquiète du devenir de la Belgique et de l’Europe, en proie à la radicalisation des régionalismes. Il porte, à partir de ces années 1990, un regard de plus en plus inquiet sur le devenir de l’anthropologie, ce qui se manifeste lors dans l’allocution inaugurale qu’il prononce à l’occasion du 2e congrès de l’Association européenne des Anthropologues sociaux à Prague, en 1992 : il regrette la prédilection dont jouit dorénavant une « anthropologie du proche » et dénonce la vacuité des approches postmodernes et constructivistes qui s’en prennent à l’idée même de « modèles » analytiques (de Heusch 1993). Il est vrai que la méthode comparative, le structuralisme, les « systèmes de pensée » et les « aires culturelles » ne rencontrent plus guère d’écho dans l’anthropologie contemporaine, axée notamment sur la réflexivité ethnographique, l’agencéité des acteurs, les arènes locales, la globalisation. Bien qu’il occupe une chaire d’anthropologie à l’ULB pendant 37 ans, Luc de Heusch s’investit modérément dans la vie institutionnelle de l’université. La dynamique du Centre d’Anthropologie culturelle qu’il dirige à l’Institut de Sociologie jusqu’à sa retraite ne peut être comparée à celle du laboratoire « Systèmes de Pensée en Afrique noire » auquel il collabore à Paris. Le vaste héritage théorique qu’il laisse à son décès en 2012, en décalage assumé avec les centres d’intérêt contemporains de l’anthropologie, s’est donc ramifié selon des voies diverses qu’il est à cette heure trop tôt pour pleinement évaluer.

Pierre Petit
6 janvier 2014
FNRS-ULB

Bibliographie sélective de Luc de Heusch

 

Essais sur le symbolisme de l'inceste royal en Afrique, Bruxelles, ULB, 1958.

Cinéma et sciences sociales. Panorama du film ethnographique et sociologique, Paris, UNESCO, 1962.

Le Rwanda et la civilisation interlacustre. Etudes d'anthropologie historique et structurale, Bruxelles, ULB, 1966.

Lumumba (Patrice), in Biographie belge d’Outre-Mer, tome VI, Bruxelles, ARSOM, 1968, col. 678-683.

Pourquoi l’épouser ? et autres essais, Paris, Gallimard, 1971.

Le roi ivre ou l'origine de l'Etat (Mythes et rites bantous I), Paris, Gallimard, 1972.

Rois nés d’un cœur de vache (Mythes et rites bantous II), Paris, Gallimard, 1982.

Le sacrifice dans les religions africaines, Paris, Gallimard, 1986.

Ecrits sur la royauté sacrée, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1987.

Maintenir l’anthropologie, in Social Anthropology, 1993, 1(3), pp. 247-64.

Postures et imposture. Nations, nationalisme, etc., Bruxelles, Labor, 1997.

Mémoire, mon beau navire. Les vacances d’un ethnologue, Arles, Actes Sud, 1998.

Le roi de Kongo et les monstres sacrés (Mythes et rites bantous III), Paris, Gallimard, 2000.

Du pouvoir. Anthropologie politique des sociétés d’Afrique centrale, Nanterre, Société d’Ethnologie, 2002.

La Transe et ses entours. La sorcellerie, l’amour fou, saint Jean de la Croix, etc., Bruxelles, Éditions Complexe, 2006.

Pouvoir et religion (Pour réconcilier l’histoire et l’anthropologie), Paris, CNRS Editions, 2009.

de Heusch (L.) et ses amis, Cobra en Afrique. Numéro spécial de la Revue de l’Université libre de Bruxelles, 1991, n°3-4.

Zangrie (L.), Les institutions, la religion et l’art des Babuye (groupes Ba sumba, Ma nyema, Congo Belge), in L’ethnographie, 1947-1950, vol. 45, pp. 54-80.

 

Travaux scientifiques

 

de Maret (P.), An Interview with Luc de Heusch, in Current Anthropology, 1993, 34(3), pp. 289-298.

Vansina (J.), Is Elegance Proof? Structuralism and African History, in History in Africa, 1983, vol. 10, pp. 307-48.

 

 


[1] Son prénom officiel, non usité, est Lucien. Certains de ses textes sont signés sous le pseudonyme de Luc Zangrie jusqu’en 1955. Il porte le titre de baron sans en faire état.

[2] Deux ouvrages à portée biographique ont été fort utilisés pour la rédaction de cette notice : de Heusch 1998 ; de Heusch et al. 1991.

[3] Philippe Jespers reprend alors sa chaire, tandis que Pierre de Maret devient le directeur du Centre d’Anthropologie culturelle que L. de Heusch dirige depuis sa fondation (1966).

 

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Tomaison: 

Biographical Dictionary of Overseas Belgians