GHEUDE de CONTRERAS, Berthe (Bruxelles, 27 juin 1864 – Berchem, Anvers, 26 janvier 1947), voyageuse.
Fille de Jean-Martin Gheude et d’Euphrosyne d’Alcantara de Contreras, Berthe Gheude épouse le 25 avril 1901 le capitaine-commandant Alphonse Cabra (1862-1932). Convaincu depuis son premier voyage en Afrique centrale (1896-1897) que l’adaptation des Européens au Congo ne pourra se faire que « dans la mesure où la femme blanche consentira à accompagner son mari », Cabra obtient que sa jeune épouse l’accompagne au Congo en 1903.[1]
Berthe Gheude réalise à cette occasion son premier grand voyage. Du 21 mai au 10 octobre 1903, elle participe à la mission spéciale de délimitation de frontière entre l’Etat Indépendant du Congo et les possessions françaises dans la région de Manyanga (Bas-Congo) pilotée par Cabra. Selon ce dernier, la présence de son épouse contribue à rendre « plus aimables les relations avec les Français »[2]. Berthe Gheude écrit une relation de son premier séjour en Afrique centrale à des fins privées, relation malheureusement disparue. La mission terminée, le couple rentre en Belgique.
En avril 1905, Berthe Gheude repart avec son mari, désigné cette fois comme commissaire du roi Léopold II pour une mission d’inspection dans la province orientale et le territoire de la Ruzizi-Kivu. Elle a entrepris personnellement des démarches pour y être autorisée par le souverain de l’Etat indépendant du Congo. Commence alors un périple de dix-huit mois depuis la côte orientale de l’Afrique jusqu’à Boma. Berthe Gheude est la « première européenne à traverser l’Afrique centrale » de part en part.[3] Le couple visite Dar es-Salaam, capitale de l’Afrique-Orientale allemande, et Zanzibar, puis entame la traversée de l’Afrique centrale en empruntant la ligne de chemin de fer de la Compagnie impériale d’Afrique de l’Est entre Mombasa et Nairobi. Les Cabra prennent le vapeur jusqu’à Entebbe, voyagent en rickshaw et à dos de mule jusqu’au lac Albert (18 jours), puis montent sur un vapeur jusqu’à Mahagi (Congo). Berthe Gheude visite les mines d’or de Kilo et rencontre des pygmées. Elle traverse ensuite en pirogue le lac Edouard, puis aborde la vallée de la Rutshuru et la région des volcans, en longeant la Ruzizi jusqu’à Uvira, suivant les frontières des possessions de Léopold II. Après une halte forcée de six mois à Uvira pendant la saison des pluies, les Cabra se rendent en steamer jusqu’à la côte occidentale du lac Tanganika. Ils parcourent ensuite en vingt-trois étapes le chemin des caravanes jusqu’à Kasongo, avant de terminer leur voyage en descendant le fleuve Congo jusqu’à Boma.
Pendant cette longue traversée de l’Afrique centrale, Berthe Cabra tient des carnets de note, où elle décrit la vie de la caravane, les marchés, les paysages, mais aussi le mode de vie des populations, ou encore les vêtements et parures des femmes. Elle s’y révèle voyageuse dans l’âme et curieuse des coutumes locales, mais aussi imprégnée du sentiment de supériorité que les Occidentaux affichaient à l’époque : « la vie nomade de caravane est certes la plus séduisante ; les paysages qui varient à chaque pas, les traversées des lacs en pirogue ou en allège, la diversité des étapes, le spectacle de la vie des Noirs, les imprévus, les difficultés de la route même et les petits déboires qu’on essuie, tout cela distrait forcément le voyageur de l’impression de tristesse et d’angoisse qui l’étreint parfois dans ce pays primitif, désolé et encore barbare ».[4]
Berthe Gheude fait office de secrétaire pour son mari, y compris dans le cadre de correspondances confidentielles : c’est ainsi qu’elle recopie des missives délicates, dont une lettre de 1905 concernant les motifs de l’hostilité affichée par le directeur d’une firme britannique envers l’Etat Indépendant du Congo.[5] Il semble qu’elle contribue, quoique de manière involontaire, à l’aggravation des tensions qui marquent la fin de la carrière coloniale de son époux, entre un Cabra soucieux de respecter les conventions signées avec l’Allemagne pour le tracé des frontières orientales et des autorités locales belges qui en exigent le déplacement unilatéral en faveur de l’EIC. En effet, selon son époux, Berthe Gheude provoque un malentendu par « un mot d’ailleurs très innocent » (Cabra n’en dit pas plus dans sa correspondance familiale), répété en haut lieu par un témoin, et qui fut compris comme une critique de l’EIC. [6] Ceci provoque une brouille très sérieuse entre Cabra et le gouverneur général Wahis, qui, selon Liben, ruina la carrière coloniale de Cabra.[7]
En octobre 1906, Cabra est renvoyé d’urgence à Uvira pour y régler un problème de frontière avec l’Afrique-Orientale allemande. Berthe Gheude fait seule le voyage de retour vers la Belgique, emportant les collections scientifiques récoltées au cours du voyage. Elle jouit immédiatement d’une énorme renommée, car elle est la première Européenne à avoir effectué un aussi long voyage en Afrique centrale. Les médias belges et étrangers se l’arrachent. Les journaux britanniques et allemands, en lien avec les territoires traversés par le couple Cabra, relatent ses exploits et publient les photographies des populations congolaises qu’elle a réalisées au cours de son périple.[8] Le Berliner Tageblatt la présente même comme une exploratrice scientifique.
Non contente de répondre à des interviews, Berthe Cabra sollicite par l’intermédiaire de son mari l’autorisation du Secrétaire général au département de l’Intérieur de faire des conférences sur le Congo. Elle devient une ardente propagandiste de l’entreprise coloniale, et plus spécifiquement du rôle que les femmes occidentales sont amenées à y jouer. Dans ses notes de voyage de retour, elle se disait « heureuse et fière d’avoir pour la seconde fois réussi à bien mener cette expédition peu banale. A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! Je crois que l’expérience aura été assez concluante : que la femme peut s’adapter aisément au climat et à la vie fruste d’Afrique et créer là-bas un foyer familial. Pour les indigènes, ce sera aussi un exemple salutaire. »[9] Ses conférences lui permettent de promouvoir ce point de vue. En février 1907, Berthe Gheude présente « De l’océan Indien à l’Atlantique par les grands lacs », dans le cadre des conférences organisées par le Jeune Barreau de Bruxelles. En mars de la même année, elle fait un exposé devant la Société royale belge de géographie, avant d’entamer une tournée en province (casino d’Ostende à l’invitation de la société Nu voor later ; banlieue de Charleroi dans le cadre des Conférences populaires de Jumet ; Cercle littéraire et artistique de Gand, etc.). Elle y traite des rencontres avec les populations congolaises, de la faune sauvage, des problèmes de santé sous les tropiques. Mais surtout, elle y vante la pertinence du séjour de femmes et de familles européennes en colonie, recourant à la comparaison avec les colonies britanniques et allemandes qu’elle a traversées. Elle y regrette la différence de mentalité entre les sociétés de culture protestante qui reconnaissent l’apport des femmes célibataires en colonie et la Belgique catholique réticente à cet égard. Occasionnellement, Berthe Gheude publie également l’un ou l’autre article dans la presse belge.
Dans le courant des années 1920, Berthe Gheude se voit mise à l’honneur à plusieurs reprises : elle est nommée Chevalier de l’Ordre de la Couronne en 1925, Chevalier de l’Ordre de Léopold en 1926, et reçoit la médaille commémorative du Congo en 1929. Elle ne voyage plus en Afrique et s’investit dans des œuvres philanthropiques à Anvers. A la mort de Cabra en 1932, elle fonde une bourse de 50.000 frs au bénéfice de l’Université coloniale d’Anvers.
Anne Cornet
Musée royal de l’Afrique centrale
26 août 2014
anne.cornet@africamuseum.be
Sources inédites
Papiers Berthe Cabra (notes de voyage 1905-1906) et documents se rapportant à ses interviews, conférences et articles de presse relatifs à sa traversée de l’Afrique centrale (dans les Papiers Alphonse Cabra, Musée royal de l’Afrique centrale, dossiers 53.43 ; 69.23 ; 71.45).
Liben (C.), Inventaire des archives de Alphonse Cabra, 1862-1932, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale (mrac), 1977, p. 7.
Portraits photographiques de Berthe Cabra (Musée royal de l’Afrique centrale, HP 1988.6)
Sources publiées
La femme blanche au Congo. Le voyage de Mme Cabra, in Le Congo. Moniteur colonial, Vol. 4, 17 mars 1907, pp. 82-86 (résumé de deux de ses conférences).
Cabra (B.), A travers l’Afrique, in L’Expansion belge, Vol. 2, juillet 1909, n° 6, pp. 376-384.
Entrevue du Petit Bleu avec Mme Cabra sur sa traversée de l’Afrique, in Le Petit Bleu, 15 novembre 1906, p. 2.
Madame Cabra, in L’Echo d’Ostende, 5 avril 1907.
La première traversée de l’Afrique par une femme. Les impressions de Mme Cabra, in Le Petit Bleu, 12 novembre 1906, p. 2.
R.D., Mort d’une grande dame belge, Mme Cabra, première femme blanche qui traversa le continent africain, in La Libre Belgique, 30 janvier 1947.
Virelles, En Afrique. Une femme exploratrice. La première femme – et la seule – qui traversa l’Afrique nous raconte ses impressions de voyage, in Le Matin, 15 novembre 1906, p. 1.
Travaux scientifiques
Luwel (M.) La première traversée de l’Afrique équatoriale par une femme européenne, in La Revue coloniale belge, 15 août 1953, n° 189, pp. 619-621.
Luwel (M.), Gheude Berthe, in Biographie belge d’outremer, Vol. 6, Bruxelles, arsom, 1967, c. 403-406.
Piette (V.), Gheude Berthe, épouse Cabra, in Gubin (E.), Jacques (C.), Piette (V.) & Puissant (J.), eds., Dictionnaire des femmes belges, 19e et 20e siècles, Bruxelles, Racine, 2006, pp. 276-277.
[1] C. Liben, Inventaire des archives de Alphonse Cabra, 1862-1932, Tervuren, mrac, 1977, p.7.
[2] Idem, p.24.
[3] Luwel (M.), Gheude Berthe, in Biographie belge d’outremer, Vol. 6, Bruxelles, arsom, 1968, c.405.
[4] C. Liben, Inventaire des archives de Alphonse Cabra, 1862-1932, Tervuren, Mrac, 1977, p. 134-135.
[5] Papiers Cabra, Musée royal de l’Afrique centrale, document 69.23.4.
[6] Idem, document 69.23.6 et C. Liben, Inventaire des archives de Alphonse Cabra, 1862-1932, Tervuren, mrac, 1977, p.126-127.
[7] C. Liben, Inventaire des archives de Alphonse Cabra, 1862-1932, Tervuren, mrac, 1977, p. 30.
[8] Par exemple: Vossische Zeitung, 15 novembre 1906 ; Weltspiegel, 6 décembre 1906 ; Berliner Tageblatt, 22 décembre 1906 ; Illustrierte Zeitung 14 février 1907 ; Die Woche, 28 décembre 1907 ; The Sketch, 5 décembre 1906 ; The Academy, 24 novembre 1906 ; The Graphic, 26 janvier 1907.
[9] C. Liben, Inventaire des archives de Alphonse Cabra, 1862-1932, Tervuren, mrac, 1977, p.135.
Biographical Dictionary of Overseas Belgians