van Eetvelde, Edmond (Mol, 21 avril 1852 – Bruxelles, 8 décembre 1925), secrétaire d’État unique et ministre d’État de l’État indépendant du Congo (ÉIC).
Entré à l’Institut supérieur de commerce d’Anvers, Edmond van Eetvelde en sort diplômé en 1871. À peine âgé de dix-neuf ans, le jeune homme rêve bien plus de l’Extrême-Orient que des projets vraisemblablement liés au domaine familial que son père, agronome, a acquis à Mol. À la fin de la même année, il obtient une bourse de voyage du Gouvernement belge en vue d’étudier le commerce chinois et les connexions possibles avec la Belgique. Auteur de plusieurs rapports remarqués, van Eetvelde finit par renoncer à sa bourse pour entrer au service des douanes chinoises en 1873. Séjournant tout d’abord à Pékin pour l’apprentissage de la langue, sa maîtrise s’avère bientôt suffisante en vue d’occuper un poste de traducteur au consulat belge de Canton. Aux douanes, il officie pendant trois années mais les perspectives de carrière sont loin d’être idéales. En outre, les congés en Europe sont rares et ses quelques tentatives commerciales se sont révélées peu profitables. Il démissionne donc en 1877.
De retour en Belgique, van Eetvelde rédige un rapport final sur son expérience chinoise dont la qualité séduit le ministre des Affaires étrangères et qui est placé sous les yeux de Léopold ii. Une voie royale pour la carrière consulaire s’ouvre devant lui et effectivement, l’année d’après, van Eetvelde est désigné comme consul général faisant fonction dans l’Inde britannique. Titularisé en 1880, il finit par convaincre le gouverneur de Bombay de faire participer sa province à l’Exposition universelle d’Anvers. Dévoué à sa mission mais hésitant face aux projets paternels, il tergiverse encore sur son orientation professionnelle. Malade, il demande au ministère l’autorisation de rentrer en Belgique en 1884. Simultanément, van Eetvelde sollicite le poste d’Alger, qu’il conçoit comme un jalon intermédiaire avant un retour définitif. Le jeune consul n’obtient pas satisfaction mais il entre aux Affaires étrangères sous la direction du secrétaire général Auguste Lambermont.
Depuis la Conférence géographique de Bruxelles, ce dernier joue un rôle crucial sur le plan diplomatique en vue de la constitution du Congo léopoldien. Lambermont n’est dès lors pas étranger à l’entrevue de mars 1885 entre Léopold ii et van Eetvelde. Ce colloque singulier s’inscrit avec d’autres dans l’obligation de constituer un gouvernement suite à la reconnaissance de l’Association internationale congolaise comme puissance étatique. La forme d’un Gouvernement bicéphale – à Bruxelles et à Boma – prend jour et le 6 mai 1885 paraît le décret nommant les trois administrateurs généraux du Gouvernement central. Edmond van Eetvelde devient titulaire du Département des Affaires étrangères et de la Justice. Ces deux matières sont au départ fortement liées car, comme l’écrit van Eetvelde, « l’Etat reste une expression diplomatique » entre 1885 et 1889. Étant reconnu dans le cadre du droit international, ceci implique que le Congo léopoldien se préoccupera de rendre rapidement la Justice effective. Au-delà des qualités intrinsèques de van Eetvelde, sa nomination relève à tout le moins d’un pari sur l’avenir car il n’a pour ainsi dire aucune expérience en négociation internationale. Plus fondamentalement, Auguste Lambermont et son collaborateur Émile Banning guident ou gardent la main sur la diplomatie congolaise et ce jusqu’à la tenue de la Conférence antiesclavagiste de Bruxelles en 1890-1891. Dans cet intervalle, van Eetvelde et ses collègues sont chargés de mettre en place les institutions de l’ÉIC et d’élaborer son cadre législatif. En outre, les dossiers les plus importants – comme celui du chemin de fer – sont traités de manière collégiale au sein d’un Conseil des administrateurs généraux.
Si Lambermont, épuisé, affirme en 1891 qu’il n’est pas « l’organe des affaires Etrangères du Congo », la montée en puissance de van Eetvelde s’explique davantage par l’évolution de la politique économique congolaise. Entre 1890 et 1892, Léopold ii vise à une restriction de plus en plus importante des droits des particuliers dans la récolte de l’ivoire puis du caoutchouc. Ces mesures débouchent d’une part sur un conflit ouvert avec les sociétés commerciales belges, d’autre part à l’instauration de la politique domaniale. Ce volte-face économique est tel que plusieurs collaborateurs du souverain et non des moindres – notamment Lambermont, Banning, le gouverneur général Camille Janssen – se brouillent avec le monarque ou prennent leurs distances. En lien avec le roulement des titulaires à Boma, van Eetvelde concentre peu à peu les responsabilités au sein du Gouvernement central[1], avant de devenir le secrétaire d’État unique suite à la démission du secrétaire d’État des Affaires étrangères, Edouard de Grelle-Rogier. Dès lors, en 1894, van Eetvelde est le seul haut responsable issu de l’équipe gouvernementale de 1885 à toujours être en fonction, à l’exception d’Henri Pochez, le trésorier général, mais qui est avant tout un gestionnaire. Cette allégeance sans faille le discrédite pendant un temps auprès d’une partie de la presse et de responsables politiques belges favorables aux sociétés commerciales.
Blessé par les critiques qu’il juge injustes car à ses yeux, il n’accomplit que son devoir, van Eetvelde désire démissionner en 1891. Le roi l’en dissuade et d’autant plus que ce n’était pas la première fois que le secrétaire d’État exprimait son souhait de quitter ses fonctions. L’année précédente, il songe à démissionner, suite à des remarques déplaisantes énoncées par l’ambassadeur portugais, dans le cadre du règlement de la frontière au Kwango. Van Eetvelde avait alors recommandé que le titulaire des Affaires étrangères soit un diplomate de carrière. Cette demande se concrétise d’ailleurs avec la nomination du comte de Grelle-Rogier. Au-delà de l’anecdote, ces épisodes révèlent différentes caractéristiques, soit de la personnalité du secrétaire d’État, soit de sa fonction.
Sans conteste, van Eetvelde est un homme de devoir et d’une grande loyauté dont les obligations s’expriment tant envers le souverain qu’envers ses proches. Aspirant à plus de tranquillité – à ce titre le domaine de Mol lui apparaît comme un havre – le secrétaire d’Etat s’y retirera seulement en 1898 sous la contrainte de l’usure de sa fonction.
L’aspect exténuant de la tâche ne réside cependant pas seulement dans sa complexité et son ampleur mais également dans le cadre d’une divergence de vues entre Léopold ii et lui. Van Eetvelde ne partage pas les orientations du monarque à propos du Domaine privé et de l’expansion vers le Nil. Dès 1891, il affirme à Léopold ii que le Congo est une œuvre belge liée à l’avenir des compagnies commerciales. Bien qu’il signe en 1892 les actes de concession à l’ABIR et la Société anversoise du commerce au Congo, il continue à dénoncer les aliénations du territoire et notamment celles au profit du roi. S’il n’exprime dans cette question que sa désapprobation, van Eetvelde fait preuve d’une plus grande fermeté dans le dossier du Bahr-el-Ghazal. Suite à l’abandon du traité anglo-congolais de 1894 accordant la cession de cette région et aux séquelles du conflit avec les Arabo-swahilis, le secrétaire d’État estime que les moyens disponibles doivent être utilisés avant tout pour sécuriser le Maniema. Par contre, Léopold ii maintient sa ligne de conduite mais la révolte de la garnison de Luluabourg en 1895 confirme l’appréhension de van Eetvelde. L’année d’après, le secrétaire d’État réaffirme la nécessité d’enrayer la course vers le Nil, qui menace, selon lui, les finances publiques – en termes de gouffre financier et d’excessivité de l’exploitation du Domaine privé – et l’existence même du Congo. À ces propos, le roi réagit vivement et rappelle à son collaborateur qu’il n’a pas à suivre une autre politique que celle du chef de l’État.
Le secrétaire d’État se sent de plus en plus pressuré et si le découragement le gagne, il ne courbe pas aussi facilement l’échine. Début 1898, il n’envoie pas les ordres télégraphiques concernant l’envoie de nouveaux renforts à l’expédition du Nil et une solution intermédiaire est alors choisie par le souverain. Néanmoins, van Eetvelde atteint ses limites physiques et morales et ne revient pas à Bruxelles après ses vacances d’été. Son absence se prolonge mais sa démission n’est officiellement actée qu’en février 1901. Cette situation résulte en grande partie du refus du roi de laisser van Eetvelde reprendre ses fonctions et de le pousser à la retraite. Cette vacance du poste de secrétaire d’État est généralement perçue comme un renforcement de l’absolutisme dans l’ÉIC. Elle souligne également le rôle exact des secrétaires d’État dans le Congo léopoldien. Ceux-ci ne sont pas de simples conseillers. Au contraire, ils participent aux pouvoirs exécutif et législatif. Issus de la tradition démocratique belge, les secrétaires d’État – y compris van Eetvelde qui est plus consensuel – ne sont pas des serviteurs passifs et leur autorité politique ne pouvait que disparaître dans le cadre d’une autocratie. Fondamentalement, la vision de van Eetvelde ne se modifie pas au cours des ans : « l’œuvre du Congo, écrit-il, est le but et non le moyen ». Toutefois, il reste attaché comme ministre d’État congolais et Léopold ii continue à s’appuyer sur lui et ce jusqu’en 1906, où le monarque se sent trahi par les termes du traité Grey-van Eetvelde, dans lequel est énoncé l’annulation du bail de 1894 sur le Bahr-el-Ghazal.
Dans l’exercice de ses fonctions, van Eetvelde est logiquement confronté à la grave question des atrocités. La « mission civilisatrice », leitmotiv propagandiste de l’ÉIC, n’est pas pour lui une coquille vide. En charge de la Justice, il considère le troisième pouvoir comme le garant le plus fiable et soutient l’établissement effectif de l’organisation judiciaire sur l’ensemble du territoire. Les grandes priorités léopoldiennes entravent néanmoins dès 1891 ce projet et devant les accusations de l’Afro-américain Georges Washington Williams, van Eetvelde recommande au roi de ne pas répliquer car il connaît le caractère brutal de plusieurs officiers. Déçu, l’ancien directeur de la Justice au Congo, Marcellin De Saegher, qualifie d’hypocrite l’attitude du secrétaire d’État, qui n’utilise, en connaissance de cause, que des moyens dérisoires. Le choc résultant des deux procès du commissaire de district Lothaire – qui avait pendu Charles Stokes en 1895 – et surtout la campagne de presse qui s’ensuit initient un mouvement de réforme, certes rapidement essoufflé, au sein de l’ÉIC. Le secrétaire d’État se trouve pris définitivement au piège par un paradoxe résultant de deux politiques contradictoires, d’une part une logique économique à court terme, d’autre part la « mission civilisatrice ». Lui-même affirme qu’il navigue entre les écueils et qu’il pense avoir plus ou moins réussi. L’accalmie de 1897 sera brève et la dénonciation resurgira de plus belle avec la Congo Reform Association. Dorénavant en retrait de la sphère gouvernementale, van Eetvelde se borne à relativiser les accusations et recommande une politique de bon voisinage avec les missions protestantes.
Élevé au rang de baron en 1897, le secrétaire d’État, par ses activités congolaises, influe sur un tout autre domaine. Dans le cadre de la section coloniale de l’Exposition universelle, van Eetvelde, qui apprécie l’Art nouveau, insiste pour que la conception (la décoration et l’ameublement) soit notamment confiée à Paul Hankar. Par ce biais, le secrétaire d’État donne une impulsion pour le développement du nouveau courant artistique. Il confie d’ailleurs la réalisation de son hôtel particulier bruxellois, situé avenue Palmerston, à Victor Horta. Par le biais de ses responsabilités dans l’ÉIC, van Eetvelde entre dans une toute autre carrière qui est celle des affaires. Comme ministre d’État, il est l’homme de confiance de Léopold ii dans les affaires financières au Congo et en Chine. Il se trouve à la présidence de la Compagnie du Chemin de Fer du Congo supérieur aux Grands Lacs Africains. En lien évidemment avec Édouard Empain, il se penche sur le financement du chemin de fer Hankow-Canton. En 1902, l’ancien secrétaire d’Etat entre dans le conseil d’administration de la Banque de Bruxelles et puis devient administrateur d’autres sociétés belges. Il se retire peu à peu des affaires après la Première Guerre Mondiale et disparait de la scène publique. Figure centrale de l’ÉIC, il a maintenu par loyauté une grande réserve mais, in petto, il était convaincu de la responsabilité du roi dans l’aspect tragique du Congo léopoldien.
Pierre-Luc Plasman
5 juillet 2012
Université catholique de Louvain
Sources inédites
Archives générales du Royaume (AR-AGR), Bruxelles, Papiers van Eetvelde.
Musée Royal de l’Afrique centrale (KMMA-MRAC), Tervuren, Archives Edmond van Eetvelde.
Palais Royal (AKP-APR), Bruxelles, Cabinet Léopold ii, Documents relatifs au développement extérieur de la Belgique ; Fonds Goffinet.
Service public fédéral des Affaires étrangères, Bruxelles, Archives africaines (AA), IRCB.
Travaux scientifiques
Dutrieue (A.-M.), Edmond van Eetvelde in Kurgan-van Hentenryk (G.), Jaumain (S.), Montens (V.) eds., Dictionnaire des Patrons en Belgique. Les hommes, les entreprises, les réseaux, Bruxelles, 1996, De Boeck Université, pp. 618-620.
Dumont (G.H.), Edmond van Eetvelde, in Nouvelle biographie nationale, t. VII, Bruxelles, 2003, pp. 364-367.
Stengers (J.), Edmond van Eetvelde, in bcb, t. II, 1951, col. 327-352.
[1] Il dirige entre juin 1890 et octobre 1891, les Affaires étrangères et l’Intérieur, puis, entre octobre 1891 et décembre 1892, l’Intérieur seul, enfin, entre décembre 1892 et septembre 1894, l’Intérieur et les Finances.
Biographical Dictionary of Overseas Belgians