CLÉMENS (René)

CLÉMENS, René (Liège, 14 avril 1911 – 13 juillet 1980), professeur, juriste et sociologue.

René Clémens né à Liège en 1911 d’un père militaire de carrière (officier supérieur). sera passablement marqué par sa personne et ses opinions, notamment par son attachement profond aux valeurs monarchiques et militaires. Il deviendra lui-même officier supérieur de réserve et atteindra le grade de lieutenant-colonel.

En 1928, à peine âgé de 17 ans, Clémens s’inscrit au doctorat en philosophie et lettres de l’Université de Liège. Il s’oriente rapidement vers la philosophie (il sera docteur en 1934, après de brillantes études), sans pour autant négliger le doctorat en droit, qu’il décroche en 1933. Fort de ces deux expériences, à la fois intenses et précoces, Clémens a l’occasion de côtoyer des condisciples promis à un bel avenir : le philologue Léon Lacroix, les romanistes Élisée Legros, Louis Remacle et le jeune Jemeppois José Streel qui, avant d’être un des compagnons de Léon Degrelle, s’intéresse surtout à l’art de Charles Péguy. Parmi ses condisciples, un des plus proches est sans doute Robert Demoulin, jeune historien, futur titulaire de la chaire d’histoire contemporaine de l’ULg (1938-1981). À l’instar de ce dernier, il devient aspirant du FNRS en 1935. Clémens alors est attaché au séminaire de philosophie. Toutefois, même si la philosophie morale ou celle du droit resteront une passion pour lui, Clémens, animé par une réelle fringale d'études, se spécialise en droit public, en économie et, surtout, en sociologie, à la faveur de séjours effectués à Berlin, à l’Académie de Droit international de La Haye et, plus particulièrement, à Paris, où il publie deux ouvrages : Personnalité morale et personnalité juridique et Le projet de Monaco, le droit et la guerre.

En 1938, il est attaché à l’École supérieure des Sciences commerciales et économiques, annexée à la Faculté de Droit de l'ULg, mais fort indépendante et reconnue hors de Belgique, depuis 1920, sous l'impulsion d’Émile Witmeur. Clémens publie un article qui témoigne bien de l’éclectisme de son auteur : « L’attitude internationale de la Belgique au regard des principes chrétiens », paru dans L’Action catholique et la Nation, III. Chargé de cours à la Faculté de Droit (droit naturel, et certaines matières économiques et de sociologie), ses premiers enseignements sont interrompus par l’invasion de mai 40, la Campagne des Dix-Huit Jours, à laquelle il participe, et par les cinq ans de captivité qui en découlent. À l’image de certains de ses contemporains, comme Robert Demoulin, il dispense plusieurs enseignements à ses compagnons d’Oflag durant cette période. À Liège, le professeur Léon Moureau se charge temporairement de ses cours.

À son retour de captivité, la carrière de René Clémens prend son envol. En plus de nouveaux enseignements, son séminaire de sociologie devient le pivot d’une kyrielle d’activités internes et externes à l’ULg, ainsi qu’à l’École royale militaire, où il enseigne la sociologie et l’économie politique, à la demande du ministère de la Défense nationale. Il se fait un plaisir d’enseigner à l’ERM, dans un « milieu auquel m’attachent nombre de liens personnels et familiaux » confie-t-il en 1947 au recteur liégeois, le chevalier Braas. Membre suppléant du Conseil central de l’Économie en 1949, membre du Collège des conseillers près le ministère des Affaires économiques en 1950, titulaire d’une Chaire Francqui la même année, chargé de missions par l’UNESCO, ses travaux portent surtout sur les conseils d’entreprise. Une étape importante sera le quadrimestre qu’il passe, en 1950, aux États-Unis, en qualité d’Advanced Fellow de la Belgian American Education Foundation. Toutefois, notons d’emblée que les considérations américaines en matières coloniales n’influenceront pas Clémens. En revanche, il devient un sociologue de renommée internationale.

Mais, manifestement, le Congo n’a pas, jusqu’ici, piqué son intérêt. De plus, les questions de législation coloniale sont le domaine de son collègue Fernand Dellicour, de 1924 à 1951. Selon nous, la passion que Clémens va bientôt nourrir pour la Colonie est surtout le fruit de circonstances. D’une part, depuis 1953, et jusqu’en 1969, l’ULg vit sous le rectorat de Marcel Dubuisson, dont la volonté de développer la présence liégeoise au Congo n’est plus à démontrer. Dès 1953, des bourses de missions en Afrique centrale sont débloquées, afin de resserrer ces liens, sous l’impulsion de trois botanistes : R. Bouillenne, P. Deuse et Ch. Cheuvart. D’autre part, en 1955, Clémens crée l’Institut de Sociologie, qui réunira jusqu’à trente chercheurs. En août de la même année, Clémens effectue un premier séjour dans le Haut-Katanga, à l’invitation d’un de ses anciens étudiants - qu'il ne nous a pas été possible d'identifier -,travaillant en service d’une société de chemins de fer (Bas-Congo Katanga, dite BCK). C’est le début d’une réelle passion : un « coup de foudre » entre le sociologue et l’Afrique. Entre 1955 et 1960, il y retournera à de multiples reprises, parfois durant plusieurs mois. Membre actif de la Fondation de l’Université de Liège pour la Recherche en Afrique centrale (FULREAC), conseiller du Centre d’Etude des Problèmes sociaux indigènes (CEPSI, créé en 1946, sous les auspices de l’Union minière du Haut-Katanga), Clémens parvient, par ces biais, à impliquer son Institut liégeois dans des programmes de recherche et d’action sociales dans les environs d’Élisabethville, à la Katuba. En 1955, il rédige un premier travail sur la question : « Le développement des sciences sociales et le Congo belge ».

En octobre 1957, le recteur Dubuisson consacre son discours d’ouverture de l’année académique à « L’Université de Liège au Katanga ». Il souhaite que, sous l’égide de la FULREAC, soit planifié un programme de développement du Katanga, en particulier dans le but de réduire l’exode rural, source de nombreux problèmes (médicaux, sanitaires, urbains, etc.). La première mission FULREAC avait été constituée en janvier 1957 et s’échelonna de février à mai, avec la participation des professeurs Brull (médecine), Paulus (psychologie), Bouillenne (biologie végétale), Damas (biologie animale), Tulippe (géographie) et Clémens. La principale conséquence de cette mission est la création des centres expérimentaux de formation et d’action rurale. En 1958, l’Institut de Sociologie de l’ULg compte une division « Afrique centrale » et détache quatre chercheurs à la FULREAC. Ils sont chargés d’études quantitatives des populations, de l’analyse de l’action à opérer en milieu indigène et encadrent le complexe d’institutions sociales de la Katuba (35.000 habitants).

Aussi définitive qu’imprévue sur le court terme, la déclaration d’indépendance du Congo, le 30 juin 1960, change profondément la donne. Clémens se trouve au Katanga du 28 mai au 6 juillet 1960. Il a donc vécu in situ ces moments, avant que les troubles ne dégénèrent. Il y repart le 23 juillet et délègue son institut à Paul Minon. Entre-temps, Clémens ne reste pas inactif. Le 11 juillet, Moïse Tshombé déclarait l’indépendance de la province du Katanga, dont il deviendra le président. Ami proche de Tshombé, le Liégeois est rapidement mobilisé pour rédiger, avec son équipe (dont René Grosjean, Pol Évrard et, surtout, André Massart), ce qui deviendra la Constitution katangaise. Collaborateur du ministre des Affaires africaines, Harold d’Aspremont Lynden, Clémens joue un rôle essentiel dans les activités de la Mission technique belge au Congo (MISTEBEL) et, dès le 12 octobre 1960, à la tête du Bureau-Conseil de l’État du Katanga, sans aucun lien officiel avec la Belgique. Le 27 septembre 1960, le recteur Dubuisson, pourtant très attentif aux justificatifs des absences et engagements extérieurs de ses professeurs, autorise Clémens à prendre congé de l’ULg jusqu’à la fin décembre afin d’assumer le Bureau-Conseil.

Partisan déclaré de la sécession katangaise, à laquelle certaines personnalités belges seront favorables, Clémens agit, jusqu’en avril 1961, en tant que conseiller politique de Tshombé. Ce qui lui vaudra d’être surveillé de près par certains agents américains (partisans de Léopoldville et favorables à la décolonisation), aux recherches desquels il échappera (notamment en voyageant parfois sous une fausse identité). Durant ces mois d’intense activité, Clémens fait preuve d’une discrétion totale; seuls d’Aspremont Lynden, à qui il envoie de nombreux rapports, et le recteur Dubuisson connaissent son agenda et ses activités. Fort de cette réputation, le Liégeois, fiché par la CIA, sera surnommé par celle-ci l’ « éminence grise » (en français dans le texte). Cette expérience katangaise permet à Clémens d’affirmer son caractère, bien trempé, à n’en pas douter : s’il est dans les faveurs de d’Aspremont Lynden, ses relations avec Robert Rothschild (son successeur à la tête de MISTEBEL) et son collègue liégeois Ferdinand Campus, président du conseil d’administration de l’Université d’Élisabethville, ne sont guère idylliques. Acteur de premier plan, le sociologue sera, par exemple, la principale source d’information de Bruxelles (avec le colonel Guy Weber) sur la tentative du colonel français Roger Trinquier, en février 1961, de prendre la tête de la gendarmerie katangaise. Certes, la sécession du Katanga se résorbe en janvier 1963, mais elle fut l’occasion, du moins à ses débuts, pour René Clémens d’appliquer un des axiomes qui lui tiennent à cœur : « La science s’achève nécessairement en une philosophie, mais toute science s’épuise si elle ne se soucie pas du réel ». Il est en effet passé de la théorie politique à la pratique.

Participant au gouvernement, à la gestion du Katanga sécessionniste, Clémens fera de même, en 1964-1965, à l’égard de Léopoldville, où Tshombé est premier ministre depuis août 1964, suite à l'appel de Cyrille Adoula, son prédécesseur, poussé à la démission. Toutefois, cette « médaille » congolaise, cet intérêt tardif pour l’Afrique (à près de cinquante ans, il apprend deux langues autochtones) n’est pas sans revers. Sa place à l’Université de Liège est affaiblie par ses longues absences. Si, en 1960, il jouissait de la confiance de Dubuisson, avec lequel le respect n’excluait pas la connivence sur la question africaine, dès 1961, leur relation se complique. Lorsque Clémens demande un congé de trois mois, en vue de se rendre au Katanga, la largesse du recteur atteint ses limites. Clémens promet qu'il sera de retour à Liège dès février et fera rapport à Dubuisson :

 

« Celle-ci [sa mission] reste ce qu’elle était dès le mois de juillet : elle s’est débarrassée simplement au mois d’octobre (communiqué du 12 octobre) du caractère ‘représentatif’ du gouvernement belge qu’elle possédait jusque là par la confusion de l’action diplomatique belge et de l’aide technique consacrée exclusivement à l’aide technique au Président et à son gouvernement, elle est une mission de service public qui s’exerce dans tous les domaines de l’action de gouvernement [...] » (Clémens à Dubuisson, 25 janvier 1961, Arch.ULg, dossier Clémens).

 

En août 1962, le ministre de l’Éducation nationale et de la Culture, le socialiste Victor Larock, demande à Dubuisson de rappeler Clémens à l’ordre, de lui faire assumer ses cours à Liège, et, in petto, de lâcher la cause katangaise. En février 1965, bien que la sécession du Katanga soit résorbée depuis deux ans, Clémens, professeur de droit naturel invité à l'Université officielle de Bujumbura, est à nouveau réprimandé par le recteur, qui trouve de plus en plus son professeur ingérable. Toutefois, Clémens parvient à ne pas rompre avec son Alma mater qui, il est vrai, serait handicapée de ne plus bénéficier d’un sociologue à la renommée internationale, aux relations nombreuses et, disons-le, très influentes, remontant aux plus hautes sphères de l’État. En 1966, confirmation de cette confiance, il est chargé de créer le cours intitulé Questions de sociologie africaine, en marge d’un autre, L’Europe et les pays en voie de développement, plus ancien. Certains ne comprennent pas l’engagement de leur collègue, que l’on considère parfois comme un combat d’arrière-garde. Mais, pour Clémens, aucune question ne se posait : son action était avant tout motivée par un patriotisme viscéral ; il ne concevait pas que la Belgique abandonne ex abrupto son ancienne colonie.

L’activité, ou serions-nous tenté de dire, l’hyperactivité de Clémens, a été brisée net en 1969 par une thrombose. Soigné à Paris, lourdement diminué, il parvient toutefois à reconquérir certaines de ses capacités, sans jamais recouvrer sa santé initiale. Durant les années 1970, il trouvera la force de dispenser quelques cours, bien qu’il s’en décharge en grande partie en 1973. Soutenu par ses amis, ses collègues et, surtout, par ses jeunes disciples de l’Institut de Sociologie (et de Sciences sociales, en 1978), ce célibataire, parfois idéaliste, qui a consacré une grande partie de sa vie à la recherche, décédera le 13 juillet 1980.

 

Vincent Genin
Boursier de doctorat (ULg)
15 janvier 2014
V.Genin@ulg.ac.be

 

Sources inédites

 

Archives de l’Université de Liège, dossier de carrière de René Clémens (n° 6443).

Archives Générales du Royaume, Fonds Harold d’Aspremont Lynden (n° 31).

Musée Royal de l’Afrique Centrale, Fonds Frédéric Vandewalle, Katanga I.

Rapports de René Clémens adressés à Harold d’Aspremont-Lynden (1960-1961). (documentation personnelle de l'auteur).

 

Sources publiées

  1. Principales publications de René Clemens

Personnalité morale et personnalité juridique, Paris, Sirey, 1935.

Le projet de Monaco : le droit et la guerre : villes sanitaires et villes de sécurité, assistance sanitaire internationale, Paris, Sirey, 1937

Travaux du Séminaire de sociologie de la Faculté de droit de Liège, 2 t., Liège, ULg, 1949-1951.

Avec Gabrielle Vosse-Smal et Paul Minon, L'assimilation culturelle des immigrants en Belgique : Italiens et Polonais dans la région liégeoise, Liège, Vaillant-Carmanne, 1953.

Les relations humaines dans l'industrie : synthèse des discussions de la conférence de Rome (janvier-février 1956), Liège, Vaillant-Carmanne, 1956.

Les études universitaires à Liège, Liège, Michiels, 1959.

Avec Paul Minon, Katuba : étude quantitative d'une communauté urbaine africaine, ULg, Institut de Sociologie, 1960.

La formation humaine des ingénieurs et les sciences sociales, Bruxelles, FIB, 1966.

La participation des travailleurs à la décision dans l'entreprise, procédé d'acceptation du changement technique, ULg, Institut de Sociologie, 1968.

 

 

Travaux scientifiques

 

Annuaire du corps enseignant et du personnel scientifique de l'Université de Liège, Liège, ULg, 1967, pp. 93-94.

De Coster (M.), Séjours insolites au Congo, Paris, L'Harmattan, 2009, pp. 25 et sv.

Demoulin (R.), ed., Liber Memorialis de l'Université de Liège de 1936 à 1966, t. 1 : Notices historiques, Liège, Rectorat, 1967, p. 228, 239.

Dister (G.) & Minon (P.), À la mémoire de René Clémens, in Annales de la Faculté de Droit, d’économie et de sciences sociales de Liège, 26e année, 1981, n°1, pp. 5-13 

Dubuisson (M.), Mémoires, Liège, Vaillant-Carmanne, 1977, pp. 105-107.

Fox (R.C.), Le château des Belges. Un peuple se retrouve, Bruxelles, Duculot, 1997, pp. 102-121.

Fraipont (P.), L'École supérieure des sciences commerciales et économiques annexée à la Faculté de droit de l'Université de Liège, Liège, Thone, 1946.

Genin (V.), L’ambassade de Belgique à Paris à l’époque de Marcel-Henri Jaspar (1959-1966). Activité, réseaux et opinions, vol. I (chapitre IV), mémoire de master en histoire, Université de Liège, 2011-2012.

Genin (V.), La politique étrangère de la France face à la crise congolaise (1960-1961), in Revue belge d’histoire contemporaine, vol. XLIII, 2013/1, pp. 78-113.

Genin (V.), La France et le Congo ex-belge (1961-1965). Intérêts et influences en mutation, in Revue belge de Philologie et d’Histoire, à paraître en 2014.

Gérard-Libois (J.), Sécession au Katanga, Bruxelles-Léopoldville, CRISP-INEP, 1963, p. 129.

Grogna (N.), L'action de l'Université de Liège au Katanga, mémoire de licence en histoire, ULg, 1986-1987, pp. 156-177.

Livre Bleu. Recueil biographique, Bruxelles, Larcier, 1950, p. 82.

Ouverture solennelle des cours. Rapport sur la situation de l’Université pendant l’année académique, Liège, Vaillant-Carmanne, puis Protin et Vuidar, puis Thone, puis Desoer, puis Solédi,  puis Michiels, puis Duculot (Gembloux), puis ULg, 1929-1970.

Pasteger (R.), Le visage des affreux. Les mercenaires du Katanga (1960-1964), Bruxelles, Labor, 2005, pp. 97-123.

Pasteger (R.), Le visage des « affreux » : presse, cuivre, mercenaires (1960-1964), 2 t., mémoire de licence en histoire, ULg, 2002-2003.

Poncelet (M.), Fin de colonie, bricolages du développement. René Clémens et la mobilisation des universitaires liégeois au Katanga dans les années 1955-60, conférence inédite, ULB, 18 octobre 2013.

 

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Tomaison: 

Biographical Dictionary of Overseas Belgians